Chapitre XXVI
Il se réveilla lentement dans la cuisine des Bermann Veriano. Le jour était levé. Il avait bu une bouteille d’alcool, s’était enfoui dans le duvet aluminisé. Peu à peu vinrent les explications. Il avait réellement tué Nathy. Pas un fantasme. La jeune femme l’attendait dans le living vêtue d’une jolie robe ancienne, ne portant rien d’autre. Il n’avait pas trouvé une seule arme. Sans lui laisser le temps de s’expliquer, il l’avait abattue. Elle gisait encore dans le living et il devrait la traîner au-dehors à côté d’Edge.
À quel moment avait-elle choisi la conciliation ? À quel moment, prise de vertige, avait-elle découvert qu’elle se dirigeait inéluctablement vers la mort ? Elle avait parié sur ce qui pouvait lui rester d’humanité à lui, Lien Rag, et avait commis une erreur tragique. Lui avait atteint cette hauteur vertigineuse et n’en était redescendu qu’en tuant.
Il n’avait pas envie d’abandonner son duvet. Il était au chaud, dolent avec une vague nausée, la tête lourde à cause de l’alcool.
Dans sa torpeur il imagina sa conduite future. Il ramènerait ces wagons de poissons, négocierait sa liberté en échange, retrouverait Yeuse si elle attendait à Laura Station en compagnie de Jdrien. Avant toute chose il se rendrait à Stanley Station se renseigner dans cette banque. Sur un certain Tarphys. Il ferait aussi autopsier le cadavre du chat. Cinquante-deux ans. Tarphys devait être mort depuis. Même s’il n’avait que vingt ans au moment du drame.
Vers midi il trouva la force de sortir de son duvet et pénétra dans le living. C’était bien Nathy en robe de bal qu’il avait abattue. La Milicienne attendait dans cette pièce qu’elle avait chauffée grâce aux appareils de la cuisine proche dotés de réservoirs indépendants. Il y faisait bon quand il était rentré. Cette chaleur aurait dû l’alerter, le convaincre que Nathy lui offrait la paix.
Il la porta au-dehors, l’enfouit dans la glace non loin d’Edge. La nuit venait mais il continua de travailler pour atteler les wagons de poissons, huit en tout. Plusieurs centaines de tonnes. Une aubaine pour Amertume Station. En prime il indiquerait cet endroit où la couche de la banquise était assez mince pour qu’on fore un trou de pêche.
Le matin, après trois heures de sommeil, il fit les pleins, hissa des fûts d’huile sur le tender. Il pensait atteindre Amertume Station avec une réserve. Garder la loco pour se rendre à Stanley Station qui existait toujours. La banque, il ne savait pas.
Il s’en alla vers midi sans se retourner. Il emportait une caisse de documentation sur les Bermann Veriano, le cadavre du petit chat, les fragments de verre. Il ne jeta pas un regard aux épaves du wagon qu’il avait fait brûler avec le corps de Morn, ceux des Miliciens morts, les compartiments aux autoclaves, l’ossuaire. Il n’y aurait personne pour raconter qu’il avait survécu des jours avec de la viande humaine. Personne pour raconter cette folie dont il sortait seul survivant.
L’embranchement lui donna un peu de mal mais il réussit à le coincer pour avoir le passage et roula à petite vitesse vers le nord.
Dès le troisième jour il ralentit encore sa moyenne, craignant de manquer d’huile, regrettant la plate-forme chargée de planches.
Le lendemain il fixait la ligne les yeux mi-clos lorsque le point de l’horizon d’où naissaient les rails parut se rapprocher. Il se frotta les yeux embués de sommeil, comprit qu’un convoi venait vers lui. Un convoi de secours envoyé par les C.C.P. ? Possible. En attendant il arma son pistolet mitrailleur, prépara un autre chargeur de micro-missiles. Avec cette arme il pouvait immobiliser un train en perforant sa chaudière.
C’était un très petit convoi, un diesel assez moderne aux lignes carrées, un seul wagon. Pas de tender. Dans la courbe qui se présentait il put le détailler alors qu’il avait presque stoppé.
Le petit train ralentissait aussi, comme si l’équipage se méfiait. Et puis soudain il éprouva une sensation déjà ressentie mais qu’il n’avait pas connue depuis des semaines. Il lui fallut plusieurs minutes avant de comprendre que Jdrien se trouvait en face et essayait d’entrer en communication avec lui. Ému il n’osa pas lui répondre, craignant d’apprendre le pire, qu’il était détenu en otage. Il aurait dû se trouver dans la Mikado Cie à Laura Station.
— Je suis libre, avec Yeuse et Leouan.
— Leouan, répéta Lien à voix haute avant de manifester sa joie intérieure.
Il se rapprocha du train et aperçut le visage de Jdrien dans le poste de pilotage du diesel, descendit de son antique machine pour passer de l’autre côté.
Il regardait les deux jeunes femmes, l’enfant, qui souriaient. Vaguement il pensa qu’il ne méritait pas un tel bonheur, à cause de Nathy.
— Vous êtes réels ou bien c’est Jdrien qui vous projette tous les trois jusqu’ici ?
— Je ne me suis jamais sentie aussi réelle, dit Yeuse en riant nerveusement.
Il souleva Jdrien dans ses bras, le serra contre lui mais l’enfant fit la moue. Son père aurait aussi voulu les serrer toutes les deux contre lui, si possible nues. Il réagit avec une jalousie acide qui fit sursauter Lien Rag.
— D’accord, murmura-t-il, je l’ai bien cherché.
Il reposa Jdrien. Yeuse préparait déjà du thé dans le wagon-habitation.
— Tu es vraiment tout seul ? demanda Leouan en regardant les wagons attelés à la vieille loco.
— Seul. Survivant. Sans mon expérience de glaciologue j’y laissais ma peau.
— Ils sont tous morts ?
— C’était une folie, dit-il, et ces Miliciens de la C.C.P. étaient des illuminés. Ils sont toujours là-bas dans Amertume Station ?
— Plus fous encore. Ils en ont fait une ville concentrique et concentrationnaire. Après trente ans les gens deviennent T.V.F. avant de finir complètement rejetés.
— Comment pouvez-vous être là ?
— Quarante wagons d’huile de phoque. En échange du professeur Ikar qui essaye de se rétablir dans un hôpital de la Mikado. En échange de l’autorisation de venir à votre secours. Ils ne risquaient qu’une chose, se débarrasser de nous trois à bon compte, ils ont accepté.
— Je leur ramène quatre cents tonnes de maquereaux et un bon tuyau pour en prendre d’autres.
Il but son thé, commença de manger. Jdrien le dévorait des yeux. Lui demandait des nouvelles des Roux.
— Ils se sont enfuis.
— Le Kid est en train de gagner sa guerre. Mikado a retourné sa veste et crache sur Lady Diana. C’est une question de jours pour qu’elle retire ses escadres. Mais elle veut une conférence avec le Kid, le Mikado. Les C.C.P. ont demandé à y participer.
— Refusé, j’espère ?
— Non, le Mikado espère s’en débarrasser ainsi et Lady Diana pense que ni elle ni le Kid n’auront Kaménépolis si les C.C.P. s’y installent.
C’était bien joué de la part des C.C.P. Sans combattre ils auraient droit au butin.
— Le Kid ?
— Il refuse la conférence et poursuit sa guerre. On le traite de belliciste un peu partout. Les unités de la Coopérative ferroviaire de China-Voksal sont venues prêter main forte au Mikado, ont fait basculer la décision en faveur du Kid mais ont quelques sympathies pour les C.C.P.
— China-Voksal n’a rien d’Amertume Station. Pas de villes concentriques… On y jouit de toutes les libertés, même les plus scandaleuses.
— China-Voksal fait plaisir aux Sibériens.
Leouan dit qu’il fallait songer à l’avenir proche.
S’ils retournaient vers le nord, ils seraient dans Amertume Station en moins de trois jours.
— Ils te demanderont des comptes sur leurs camarades.
— J’apporte quatre cents tonnes de poissons. Peut-être plus.
— Ils le prendront et t’arrêteront. Ils ne raisonnent pas comme toi et moi, comme personne. Leur logique n’est celle de personne. Nous devons constamment spéculer sur leur intention avec une chance de nous tromper neuf fois sur dix.
Il accepta un cigare euphorisant qu’il fuma avec béatitude. Leouan était en pleine forme, très belle. Jamais ses seins n’avaient atteint cette plénitude sous sa combinaison. Yeuse semblait plus fatiguée mais ses yeux cernés paraissaient promettre beaucoup. Il percevait leur langueur qu’elles masquaient sous des airs indifférents, sous des paroles expliquant la situation politique. Tous les trois mouraient d’envie de faire l’amour. Jdrien percevait leur attente impatiente, leur tension et en devenait maussade comme toujours. Alors il fut impossible et leur transmit des images dévergondées. Yeuse sursauta, choquée qu’il imagine son pubis, et Leouan porta la main à ses seins gonflés parce qu’il apparaissait dans sa pensée en train de la téter goulûment.
— Allons voir ces poissons, décida Lien Rag.
Le jour était verdâtre. Comme si la nuit allait les surprendre. Parfois les strates lunaires s’épaississaient en certains endroits, disaient les physiciens très rares qui osaient encore étudier le phénomène.
— Des tonnes de poissons… Pour les quelques milliers de C.C.P. Les autres n’en auront pas une miette, dit Leouan. Il faudra que tu te caches. Nous dirons que nous avons trouvé ce train en état de marche et que nous le ramenons sans savoir ce que sont devenus les Miliciens, les T.V.F. et toi-même.
— Ça ne marchera pas, dit Yeuse toujours pessimiste.
Profitant de ce que Leouan marchait devant, elle étreignit fortement le bras de Lien, caressa furtivement son torse.
— C’est la seule solution, insistait Leouan. L’une de nous conduira le train aux huit wagons, leur en mettra plein la vue avec la cargaison. Lien se cachera dans mon wagon. Il jouira de l’immunité diplomatique.
— Les C.C.P. s’en foutent.
Leouan grimpa dans la cabine de pilotage de l’antique loco et Lien la rejoignit. Elle se retourna et plaqua ses lèvres épaisses sur sa bouche quand il retira sa cagoule. Mais Yeuse les rejoignait en aidant Jdrien à grimper.
— Ce n’est pas difficile à conduire, plus à immobiliser à cause de la charge.
— C’est Yeuse qui pilotera, décida Leouan. Moi je dois rester à bord de mon train spécial. Ma seule présence en fait un endroit inviolable. Nous avons déjà procuré quarante wagons-citernes remplis d’huile aux C.C.P. Maintenant du poisson. Ils marcheront à fond, essaieront de négocier encore d’autres trocs aussi faciles. Et puis, avec leur désir de pénétrer dans Kaménépolis, ils vont négliger Amertume Station. Ce sera le moment d’en profiter. Lady Diana est capable de les faire venir si aucun accord n’est signé, de leur confier la sécurité et l’administration de la ville.
Lien Rag régla le débit du brûleur et ils retournèrent dans le train diplomatique. La nuit venait brutalement et ils étaient heureux de se retrouver dans le compartiment de séjour.
— Le vent se lèvera, dit Lien. Cette lumière verdâtre l’annonçait.
Ils parlaient tous un peu trop. Seul l’enfant écoutait, sondait les cœurs et les âmes, savait ce qui se préparait à son insu. Leouan acceptait le partage mais Yeuse restait réticente, gênée, inquiète à la pensée de ne pas être aussi habile que la métisse ou de succomber à trop de perversion. Jdrien ne comprenait pas tout mais sachant qu’il se retrouverait seul, lui, dans son compartiment, essayait d’influencer Yeuse, de la pousser à refuser tout compromis. Il connaissait son mauvais caractère, ses complexes et en jouait habilement en diffusant pour elle des images rapides et démoralisantes. L’atmosphère se tissait peu à peu de lourdes réticences.